Isabelle. Voilà le nom qui s’impose pour une cavalière. Il s’agit d’une des plus belles robes pour les chevaux. Un doré éclatant, parfois pommelé, cerné de ténèbres dans les crins et dans les balzanes de ces animaux épris de liberté. A sa manière, la fille de nulle part rayonne par la jeunesse de ses traits mais sa mine renfrognée laisse transparaître la part sombre d’une âme égarée depuis que La Corruption l’a arrachée à ses terres.
Troubler le silence pour y imposer sottement des paroles vaines regorge autant d’idiotie que de futilité. Ainsi, la cavalière parle peu. Et, si les animaux la comprennent, les bonnes gens la trouvent discrète ; ou mutine, au choix. Elle laisse les commérages et les banalités aux gens de passages, aux pies, aux ivrognes et aux vieillards. Les grands mots appartiennent aux grandes gens et ce n’est pas là sa place.
Si on se paye ses services, ce n’est point pour son amabilité, certes. Loin d’être débordante de sourires, elle est bien plus prompte à grogner comme le font ses chiens. Un brin taciturne, elle a tendance à avoir l’œil méfiant avec les étrangers et le juron facile avec les connaissances. En bien des points, elle peut paraître rustre à la façon qu’ont des gens de terre. Ce qu’on pense de sa manière d’être, elle s’en soucie peu. Par contre, qu’on critique sa manière de faire, elle ne le supporte guère. Ainsi elle distingue ceux qui tiennent palabre et ceux qui savent tenir les rênes.
Comme tout acte amène ses conséquences, elle sursautera au plus infime des faits et gestes, guettant maladivement la moindre minauderie inhabituelle d’un étranger ou le moindre mouvement d’une foule. Constamment sur ses gardes, ce qu’elle craint, elle ne se refuse pas de l’observer et de l’affronter si elle en est de taille. Pas question de passer pour une de ces créatures fragiles, dont le cœur s’envole à la première frayeur. Grandir au grand air l’a endurcie sans la rendre téméraire. Sa poitrine de s’est trop gorgée de cette angoisse infinie et dévorante pour des mauvaises rencontres, de cette peur de ne connaitre vraiment le dessein des étrangers, des voyageurs et de tous ces anonymes dont la trogne se perd aux détours des routes et des sentiers d’Auven, qu’elle s’y est presque habituée. Elle vit avec. Et Isabelle se méfie autant de Huvara que toutes les bêtes et des hommes.
Mais sous son attitude effacée, presque effarouchée, elle éprouve une certaine curiosité craintive pour les gens. Pour ceux qui viennent de loin, pour leur histoire et pour leurs vestiges d’humanité. Du haut de son jeune âge et malgré sa vie désordonnée, elle s’étonnera toujours de la capacité de ses semblables à surpasser l’insurmontable et à vivre avec des passés parfois plus lourds que ce qui parait supportable. La douleur regorge d’énigme : si elle n’anéantit pas, elle rend plus fort.
Son travail, c’est de soigner, atteler, dresser, nourrir des animaux, quand on lui confie ces responsabilités. Sinon, elle accompagne des caravanes ou essaye de travailler auprès des écuries de bourgeois, même si son physique effraie. Ses chevaux représentaient l'ensemble de son œuvre. Un ouvrage tissé d’éperons, de cuir et de crottins. Elle les aimait, ses bêtes. Mais en ces temps troubles, nul besoin de s'étendre en niaiseries. Professionnelle, elle considère les animaux comme des compagnons de travail. Si les jours deviennent encore plus sombres encore et que le désespoir gonfle comme la faim, elle se forcera à remplir ses instincts de survie et se nourrira de ses bêtes sans une larme.
Avec ses chevaux, elle était le maître absolu de son petit monde. Maintenant qu’elle les a abandonnés à La Corruption, c’est comme si elle n’avait plus main sur sa propre vie. Avec ses clients, elle devient aussi obéissante que les montures qu’elle a forgées. Toujours, elle besognera avec une discrète efficacité. Pour la plupart des gens de passage, elle restera La Boiteuse, l’infirme, celle qui n’a pas trop mal fini parce qu’elle arrive à s’en sortir décemment, mais à qui il manque une guibolle. Rien ne détonne chez elle à part cette fragilité physique et sa tendance à être toujours sur ses gardes, un rien paranoïaque. Face au premier soupçon de danger, il faudra s’attendre à la voir bondir et se défendre avec toute la hargne d’un animal en colère.
Ce jour-là, Isabelle avait décidé de rentrer par le sous-bois. Asphodèle, la jument dont elle avait démarré le débourrage il y a quelques des mois, commençait à trouver son équilibre avec sa cavalière. Plus le temps passait, plus elles avaient créé une connexion délicate, respectueuse de la déficience physique de l’humaine et des émotions de l’équidé. De toutes les montures qu’elle avait pu apprivoiser, Isabelle n’avait pas souvent eu la chance de parvenir à une telle complicité. C’était une magie ordinaire. Un petit miracle que toutes la gente équestre attendait d’expérimenter au moins une fois.
Après une longue sortie d’exploration autour de la poste, l’animal piaffait d’impatience, pressée de rentrer à l’écurie. Le vent hurlait dans leurs oreilles depuis qu’elles avaient quitté la petite auberge où de la jeune fille accueillait les voyageurs sur leur route entre Freuden et Breven pour leur fournir le gîte et le couvert le temps d’une nuit ou de quelques jours. Toute l’air remuait mélangeait les odeurs des résineux qui se ployaient au-dessus du chemin qu’un homme chargé une enfançonne emmaillotée avait emprunté, il y avait moins de vingt ans de cela. Son fantôme hantait encore les rumeurs qui murmuraient que la Boiteuse n’avait jamais été du sang de l’homme et de la femme qui l’avait élevée. Mais quel mal à avoir réuni un nourrisson sans famille, sans argent avec un couple sans enfant ? Le secret avait été tenu car l’amour des tenanciers de la poste n’avait jamais souffert de ne pas avoir enfanté la chair de leur chair.
En entrant sur le domaine au petit trot, Isabelle dépassait le grand chêne qui marquait l’entrée de sa propriété. Au pied, on avait enterré sa mère. L’hivers de 1383 avait emporté sur son sillage nombre de cadavres ; et elle y avait rendu son dernier souffle, victime d’une infection colportée par des voyageurs venus du Sud. Après des semaines de fièvres, elle s’était finalement éteinte, soufflé par l’infortune. C'était peu de temps après la cérémonie du Mélange après laquelle ils avaient fêter le bonheur que l'enfançonne ne soit pas retirée à son foyer. De sa mère, elle se souvenait que de sourires bienveillants et de tout l’amour protecteur qu’elle usait pour la rassurer. Elle sait qu’elle lui répétait qu’il n’y avait pas de monstres dans la noirceur des nuits sans lune. Bien des années plus tard, Isabelle n’avait pas encore compris combien elle avait tors...
Au bout des lices, le poste à chevaux se décomposait en une grande grange et de la partie auberge, en murs de pierre. Tout autours, les prés étaient délimités par des grandes clôtures en bois de châtaignés balafraient de grandes cicatrices les collines environnantes. D’habitude, les chevaux évoluaient en petit troupeaux suivant s’il s’agissait des animaux d’élevages ou des montures de voyage. Il était rare qu’on prenne ce chemin sans que l’un d’entre eux vienne à la rencontre. Cette fois-ci, Isabelle ne vit personne, même pas Vendavel, son seul étalon, le cheval de son père qui ne pouvait s’empêcher d’accueillir tous les passants. Le vent devait l’agacer, lui aussi, avait pensé Isabelle, qui avait toujours un pincement au cœur en croisant cette bête forte et sublime. Depuis que l’animal était rentré d’une sortie avec la selle vidée de son cavalier, Isabelle n’avait jamais osé monter le cheval de son père. Depuis plus de six longues années, jamais le cavalier n’avait été retrouvé. Une mauvaise rencontre ? Un accident ? La Corruption ? Jamais la jeune femme n’avait eu de réponse. Malgré leurs recherches désespérées et leur impression d’avoir remué ciel et terre, la disparition du maître du poste à chevaux n’avait jamais été élucidée.
Pas de sang. Pas une trace. Pas d’adieux. Perdre l’homme qui avait laissé Isabelle dans un abyme de douleurs. Livrée à elle-même, le chagrin n’était passé que lorsqu’elle avait été rejointe par son oncle, Sébaste. Petit à petit, l’homme avait pris en charge le service de la clientèle du poste à chevaux. Bon vivant et veuf lui aussi, après que sa bien-aimée soit morte en couche, il adorait préparer de bons ragoûts, boire avec les gens de passages et savait être au petit soin pour tout le monde. Ce grand ours au cœur tendre n’aurait pas pu vivre seul dans la morosité du sud du Duché de Dergon, et c'est pour cela qu'Isabelle a toujours adoré Sébaste. Sa bonhomie, sa coriacité et sa joie de vivre mettait du baume au cœur après de longues journées de labeur ; car tout l’établissement tournait à l’huile de coude. Isabelle, elle, avait pris le relais pour faire naître, débourrer et vendre des chevaux de voyages, rustiques et endurants. Du matin à la nuit tombée, elle graissait le cuir, longeait, éduquait, pansait, nourrissait, tirait l’eau entretenait les clôtures, travaillait la terre des pâturages et du pâturage. Le tout en engageant petit corps enclin à briser comme une branche de noyer.
Le vent faisait ployer les graminées dans les prés des alentours. Perdue dans ses pensées, Isabelle observait la sérénité de son petit monde, ce cette terre où elle avait grandi et qu’elle avait toujours connu. A part quelques périples à Hugren ou à Degron pour vendre ses chevaux, elle n’avait jamais trop quitté cet endroit. Le soleil était timide au milieu du ciel nébuleux et elle suivait du regard les grandes ombres des nuages se déployer sur le bout de forêt et les prés à perte de vue. Elle cru reconnaître une tête de loup dans le ciel et eu aussitôt une petite prière pour Huvara. Placée sous ce signe, la journée ne devait guère être mauvaise, pensait-elle. Elle ignorait encore qu’elle compterait parmi les pires de son existence.
Pour troubler la quiétude de l’endroit, il n’y avait que les portes de la grange qui claquaient contre les battants au rythme des rafales. Les oreilles d’Asphodèle s’agitaient comme des girouettes depuis qu’elles avaient dépassé le chêne. Ce n’est que dans l’animal trébuché qu’elle ramena sa cavalière de ses pensées et elle se demanda immédiatement pourquoi personne n’avait pris la peine de mettre une calle pour arrête ce tintamarre de tous les diables.
Mettant pied à terre et attachant rapidement la jument à un anneau, Isabelle claqua les battants en les tirant de toutes ses forces et glissa la barre clenche à pouce pour les entraver. A l’intérieur de la grange tout était calme. Un peu trop calme. Et une angoisse noua la gorge de la Boiteuse alors qu’elle essayait de trainer la patte pour avertir de son retour.
C’était dans la grange qu’avait eu lieu l’accident qui lui avait coûté sa jambe droite. Depuis, elle passait le moins de temps possible dans cet endroit.
Elle se rappelait d’une nuit noire comme un four et pleine de peurs. Une nuit qui s’était abattu encore plus vite de la veille comme le font toutes les lunes de l’automne. Quand ils avaient refait la grange, ils avaient aménagé le grenier. Sous les combles, les deux chambres spacieuses et chauffées naturellement par les cheminées situées sur les deux flancs de l’auberge, étaient destinées aux gérants de l’enseigne. Lorsqu’une poulinière était gestante, la pièce près des écuries communiquait directement avec les stabulations grâce à une échelle. Isabelle y avait l’habitude de dormir en gardant un œil encore ouvert : voilà trois pleines lunes qu’une de ses juments aurait dû mettre bas. C’aurait dû être pour bientôt, à coup sûr. Et elle avait lutté contre le sommeil pour espérer intervenir en cas de complications. Cependant, son travail harassant, les courbatures et la perspective de la dure journée qui l’attendait le lendemain avaient fini par l’emporter dans un sommeil sans rêves.
Une balle de paille qui s’était éventrée par terre. Un fer qui avait tinté contre les charnières. Une porte qui avait grinçait. Des bruissements dans les ténèbres. Une agitation audible et sourde à la fois. La cavalerie en plein éveil. Voilà ce qui avait tiré Isabelle de son repos.
Engourdie par sa courte nuit, l’adolescente se souvenait d’avoir enfilé ses chausses et ses bottes. Elle avait jeté une cape de laine sur ses épaules. Elle avait allumé une lampe. La flamme avait dansé au fond de ses pupilles mal réveillées. Elle avait tourné la clef dans la serrure. Les chevaux, de coutume, sont comme les jeunes enfants malicieux : ils laissent le silence incruster le doute d’un mauvais rêve. Mais cette fois, ils avaient continué à taper du pied et à tortiller dans leurs stables. Une selle s’était renversée dans un grand fracas. La chagrinière avait grincé des dents, pensant à des dégât matétriel et l’or qu’il faudrait pour les réparer. Mais sans trop y penser, elle avait sa lampe à huile en hauteur, se penchant par-dessus la porte de l'endroit réservé à la futur jument suitée. Un sourire s’était étiré sur son visage. La petite merveille avait été là, perchée sur des longs membres graciles. Sa belle robe baie brune soulignait ses grandes balzanes d'un blanc neuf. Avec une jolie liste sur le chanfrein. Déjà debout. Craintif comme tout.
L’œuvre de La Nature avait de quoi captiver. Elle avait tendu la main et ses doigts avaient à peine frôlés les naseaux de la pouliche encore souillé par les débris provenant du ventre de sa mère qu’on avait gueulé juste derrière elle. Une voix à faire sursauter les morts.
Isabelle n’avait pu lutter. Elle ne se souvenait plus combien ils étaient. Ses yeux s’étaient à peine habitués à l’obscurité et elle n’avait guère su d’où le danger allait frapper. Une silhouette avait foncé sur elle sans qu’elle ait eu le temps de prendre son souffle. Il l’avait plaquée contre le premier mur. De toutes ses forces, elle avait essayé de le frapper, hurlant à l’aide. Un autre homme s’était précipité pour ouvrir l'entrée de la grange, toujours fermée de l’intérieur uniquement. Il avait ouvert le loquet et poussé les portes en grand, pendant que la cavalière avait lutté avec son assaillant. Elle avait senti le poids de l’homme contre elle, lourd, déterminé ; et son haleine fétide avait glissé dans son cou. Sans pouvoir s’en dépêtrer. Elle avait continué d’appeler son père ou tous les dormeurs qui se seraient levés pour elle. Pour le repousser, elle avait cogné, s’était débattu avec ce qu’il lui tombait sous la main, comme un dogue coincé dans la fosse au lion.
D’un coup, elle l’avait vu, elle avait compris. Les malfrats avaient attelé un cheval.
Son cheval. Et ils s’étaient apprêtés à courir la nuit à bord de la voiture de son père. Sans savoir tenir les guides, un parfait enfoiré s’était tenu debout, avec le fouet, le faisant claquer pour ordonner le plus brusque des départs.
La rage. Celle qui brûle les tripes et le cœur. Celle qui soulève les hommes avant la belligérance. Il n'y avait plus que la rage pour Isabelle. Avec toute la sauvagerie de son frêle corps d’adolescente, elle avait donné un vif coup de genoux dans le ventre de son opposant. Elle avait profité de sa faiblesse pour libérer le manche d’un balai qu’elle tenait pour l’écraser sur la clavicule de l’imbécile qui lui avait bloqué la route. Et elle s’était jetée devant les roues.
Le cheval avait pilé sèchement. L’attelage avait été bloqué un instant. Elle avait croisé l’œil de son destrier ; celui qu’elle avait fait à sa main des années durant, celui que lui avait offert son père, celui qui avait grandi en même temps qu’elle. Elle avait la peur de l’animal. Il avait senti sa détresse. Un miroir de frayeurs. Même si le fouet avait claqué l’animal n’avait pas bougé d’un pouce.
Un temps. Un souffle. Un fragment de vie. Et la douleur. D’abord celle dans la hanche qui l’avait déséquilibrée. Puis celle dans le dos. Le sol sur ses vertèbres. Et des coups. Qui étaient tombés en pluie. Durs. La tête entre les bras. Les côtes découvertes. Les jambes sur la défensive. Et le cœur pétrifié à l’idée de mourir.
Pendant une poignée de minutes, après l'avoir dégagée de leur chemin, les voleurs de chevaux l’avaient harcelée de coups. A deux sur une jeune femme, ils avaient eu un ascendant aussi incontestable que déloyal. Ils l’avaient rouée de tout leur mépris, de toute leur férocité, de toute leur hargne de criminels, affamés par les années de disettes qui précédaient. Elle avait bientôt eu son compte. Et elle avait été laissée pour morte en travers de la porte. Ils étaient remontés à bord de la calèche, et l'attelage étaient allés de l’avant.
L’animal, par habitude, avait évité la jambe droite laissée en travers du passage. La voiture n’avait pas eu le privilège d’une conscience. Sous la première roue cerclée de fer, le tibia de la cavalière s’était brisé comme un fétu de paille. Sous la seconde, l’os avait jailli au travers des chairs. Un sabre d’ivoire dans un lac d’écarlate.
Mais les cris d’Isabelles avaient cessé. Ils s’étaient tus. Éteins. Soufflés, comme la lampe à huile, quand son père l’avait retrouvée, à peine quelques minutes plus tard, exsangue, avec sa blessure ouverte et ses côtes cassées, le visage tuméfié. Le boucan de la calèche partant en trombe l’avait extirpé de ses ronflements bienheureux. Et ses yeux n’avaient pas été pas assez grand pour pleurer tout son malheur.
Le lendemain, on avait appris que les hommes sans foi qui avaient attaqué le poste à chevaux, s’étaient ensuite rués sur un escadron de milice. Ce n’était que des paysans qui se révoltaient contre la faim et les mauvais oracles qui maudissaient leurs récoltes. L’affrontement s’était fini en bain de sang. Convalescente, épuisée par ce corps qu’elle aurait à reconstruire, Isabelle avait insisté pour prêter une de ses bêtes pour écarteler celui que les gens d’armes avaient pris vivant.
Dans la bataille, sa monture, son compagnon, l'exemple même de son travail le plus exemplaire, avait été sacrifié par la milice pour arrêter les malfrats. Ainsi, en plus de son corps, ils étaient parvenus à aussi briser son cœur.
Guérir demande une lutte sans failles. Et, en ce sens, jamais Isabelle n’avait point baissé un traitre jour les bras.
On avait appelé un mire. Pour les hématomes, il y avait les plantes. Pour les côtes cassées, il y avait le repos. Et pour la jambe garrottée à l’extrême après l’accident pour éviter toute perte de sang trop abondante, le guérisseur avait d’abord à l’attelle. Avant cela, il fallut remettre l’os en place, non sans une floppée de cris qui avaient résonnés dans toute la vallée. Et pour la fièvre qui avait suivie, il avait fallu la foi.
Cependant, si la jeune fille était parvenue à retrouver des couleurs, on n’avait pas pu en dire autant de sa jambe. D’abord, le membre était devenu glacé. Même coincé entre deux planches de bois, elle n’avait plus senti son pied. Et puis la peau s’était assombrie comme un crépuscule. Elle avait noirci autour de la cicatrice. Puis les tissus s’étaient nécrosés. Des bulles remplies d’un liquide pourpre étaient apparues très vite. L’air dans la chambre de la blessée était devenu tout bonnement irrespirable. L’odeur nauséabonde qui se dégageait de la plaie empestait la mort. Epuisée et de nouveaux fébrile, la jeune femme avait perdu la tête en croyant cette torture sans fin. Elle avait supplié qu’on la libère. Elle en était même venue à demander à son propre père de lui donner les derniers sacrements. L’extrême onction. Comme elle avait été une brave personne, La Nature lui réserverait assurément la plus belle des réincarnations après tout, non ?
Et un jour après, on avait rappelé le soigneur. Le jugement avait été sans appel : il fallait couper la partie basse de la jambe. Sous le genou. Juste au-dessus de la botte.
On avait tranché nette après avoir fait chauffée une lame à blanc. Et on avait cautérisé la plaie proprement. Le tout dans un flot d’hurlements qui étaient venus des entrailles de la jeune fille pour déchirer le cœur.
Des semaines durant, elle avait été alitée. Rongé par la peur de la perdre, le père de la cavalièe restait à son chevet jours et nuits. Et petit à petit, la santé de l’adolescente était revenue l’habiter, habiller ses joues, briller dans son œil. Sa vivacité d’esprit l’avait possédée bien plus vite que celle de son corps.
Le jour où elle avait décidé de se mettre à nouveau debout, son père avait un beau cadeau pour elle. Un nouveau pied. Une demi-jambe en bois avec des lanières de cuir pour maintenir la prothèse sur le moignon. La première prothèse d’une longue série qu’ils avaient expérimentés ensemble, père et fille, pour améliorer son confort, ses performances et pour atténuer sa désormais infirmité. Maintes saisons étaient désormais derrière eux. Désormais, les dirigeants des duchés avaient changés et l’adolescente était devenue femme. Le poulain né la nuit du drame s’était métamorphosé en une belle jument, puissante, tendre, un brin craintive mais franche et volontaire. On avait décidé qu’on ne vendrait pas l’animal cette année-là ; et Isabelle eut suffisamment de courage pour dresser l’animal à porter sa carcasse abîmée et lui apprendre à respecter son atrophie. Asphodèle était depuis son compagnon la plus à même de supporter le poids différencié dans sa selle et son manque d’aide du côté de la jambe manquante.
Avec modestie et reconnaissance, Isabelle s’était tenue totalement debout au bout de quelques longs mois d’apprentissage et à cheval au bout de quelques mois supplémentaires.
En traversant la grange, Isabelle fut étonnée de ne trouver aucun cheval dans les stabulations. Ça sentait fort la paille, les relents de cuir et de terre mouillée, mais on n’entendait pas le mouvement des crins chassant les insectes ou les sabots tintant sur les pavés. La chagrinière se planta à chaque entrée, inspectant les ouvertures en cherchant une explication à cette disparition. A sa grande surprise, elle trouva des loquets cassés et des attaches complètements arrachés de mortiers. La panique monta d’un coup et d’un seul. Son cœur bondit de sa poitrine à sa gorge.
En trainant sa jambe le plus vite qu’elle pouvait, elle essaya de se trainer jusqu’à l’auberge. Ce qu’elle voulait, elle ne voulut pas le croire. Elle ne voulut pas le croire. Par sidération, elle ne bougea pas toute de suite. Mais elle le sut. Elle le reconnu. C’était comme dans les mauvaises histoires. Et ça lui arrivait ici, chez elle.
Sur toutes les petites vitres, partiellement cassées, il y avait du sang. Les rideaux dentelés pas la mère de la cavalière étaient déchirés et mouchetés d’écarlate. A l’intérieur, ça vrombissait. Le bruit de coups qui tombaient, des os qui cassaient, corps qui s’écrasaient, de la vaisselle qui se cassaient des étagères qui se cassaient.
Elle vit furtivement un œil, un seul et le cramoisi visqueux qui en débordait donnait une explication évidente sur ce qu’il se tramait là.
La Corruption était là.
Et il fallait partir, vite.
Un hennissement l’averti que les chevaux étaient à l’arrière, enfuit à l’autre bout de la propriété et, un coup d’œil rapide indiqua à Isabelle que, du côté des équidés, le bilan n’était pas plus brillant : les animaux cabraient et déjà, Vendavel, l’étalon de feu son père, avait le poitrail déchiré. Une autre poulinière gisait, morte, piétiné par les autres qui continuaient de ruer et de s’ouvrir la chair et de casser les os, écumant d’une matière visqueuse qui sortait de leurs yeux, de leurs naseaux et leurs bouches.
D’abord incapable de bouger, quelque chose de terrible monta dans son ventre. Il fallait partir. Vite. Quitter tout ce qu’elle connaissait. Et Sébaste qui ne devait plus être. Et ses animaux, sûrement contaminés. Et tout la toute petite part du monde qu’elle connaissait.
Boitant en essayant de faire des grandes enjambées les plus discrètes, elle se faufila pour récupérer un baluchon où elle fourra tout ce qu’elle trouvait important. Ses gestes étaient mécaniques, comme si elle y avait déjà pensé. Pourtant, jamais l’idée ne l’avait traversée. Des larmes coulaient de ses yeux mais elle ne le réalisa que lorsqu’elle était remontée à cheval et qu’elle avait lancée Asphodèle au grand galop sur l’allée. Elle repassa à toute vitesse devant le chêne en sachant pertinemment qu’elle ne le reverrait plus.
Les semaines qui suivirent furent pleine de jours bizarres et de doutes. Après avoir établi un campement sommaire, elle resta en seule, livrée à elle-même, survivant grâce à ses connaissances en flore sauvage et aux sources d’eaux potables qu’elle trouvait. Elle avait passé son temps à observer les moindres modifications dans son for intérieur et tous les changements de comportements de sa jument. Le temps passa. Rien ne se manifesta. La Corruption ne les avait pas suivies. Même en attendant sa manifestation, elle n’était pas avec elles. Du moins, tout le laissait présager. Alors, elles plièrent le camp et se mirent en route vers ailleurs. Vers nulle part.
Après quelques jours de voyage en solitaire et quelques arrêts dans des fermes pour se ravitailler et des arrêts cueillettes, elle se retrouva là où les sentiers les guidèrent : à Hugren.
Là devait commencer le début d’une nouvelle histoire. Une histoire où elle n’avait plus de chez elle, plus de famille et où elle allait déployer tous ses talents pour survivre. Avec tous l’or du refuge qu’elle avait récupéré, elle s’équipa petit à petit pour devenir une roturière. Prête à se laisser porter par de nouvelles missions et de nouvelles rencontres.