Sven Wolken [Finie]

On dit qu'on voit souvent notre vie défiler devant nos yeux quand on est sur le point de mourir, les évènements les plus marquants entre autre. Je me revois, encore petit, en train de courir à en perdre haleine d'un bout à l'autre de Grivaudant, le village où je suis né et où j'ai grandi. Il y avait de fortes intempéries ce jour-là, nous devions transporter le plus vite possible nos récoltes à l'abri dans les granges. J'étais très rapide, sûrement le plus rapide du village.

"Super la Flèche, continue comme ça !"

C'est la première fois qu'on m'a donné ce surnom, qui m'est resté par la suite. Je l'ai toujours beaucoup aimé, je ne me suis jamais senti aussi important que ce jour, et ce mot me le rappelle avec douceur à chaque fois. Je me souviens que j'étais un peu roublard aussi, il n'est pas impossible que quelques fruits aient fini dans mes poches et non dans la grange... Mais hey ! Tout travail aurait dû mériter salaire, non ? Au moins, cette enfance m'aura rendu débrouillard et apte à vagabonder sur les routes aujourd'hui.

Je visionne également ce jour où mon oncle m'avait offert un arc magnifique, avec lequel je chassais par la suite en sa compagnie. Il avait été un excellent formateur, me faisant découvrir un domaine où j'étais vraiment doué. La Flèche... Ce surnom prenait un second sens maintenant, tout aussi important. J'étais l'un de ces hommes qui ramenaient à manger à tous, et qui préservait notre lieu de vie des attaques de bêtes sauvages. Je me souviens combien mon coeur se gonflait de fierté à chaque fois que je rentrais victorieux. Je ressentais cette sensation d'être indispensable à la communauté. Ca m'a peut-être valu d'un peu trop la ramener aussi. Mais hey ! Je pouvais bien me le permettre vu tout ce que je faisais pour eux, non ? Au moins, cette adolescence m'aura permis d'apprendre à survivre face à d'innombrables dangers.

Mais tout ceci bascula brutalement. Ca aussi, ça me revient en mémoire... Cette bête d'abord. Mes escapades à l'extérieur se faisaient la boule au ventre, mes retours étaient clairement moins triomphants. La Flèche ne devait sa survie qu'à sa rapidité, là où quelques-uns avaient péris en restant à la traîne. Puis ces gens étaient arrivés, mais surtout parmi eux... la fille. Aaaah, cette fille... mon coeur bat encore rapidement quand je repense à elle. Cette chevelure de feu, jamais je n'avais vu telle couleur pour des cheveux ! Elle rayonnait, elle semblait pleine de vie avec cet accent ravissant. Elle a ravivé en moi une flamme de la même intensité que sa rousseur. Une envie de me battre, mais aussi d'exister à ses yeux. Peut-être même un peu de désir ? Peut-être...

J'étais prêt à tout faire pour lui plaire, même ce qui n'était pas totalement dans mes convictions. J'aurais sûrement dû tout arrêter dès qu'elle a tué ce loup. Mais je n'en ai pas eu le coeur, je ne pouvais pas détruire sa vie pour un accident. Ce n'est pas ce que veut la Nature, non ? Alors je l'ai couverte, j'ai convaincu mon cousin de ne rien dire non plus. Bêtement, j'ai cru qu'enterrer la créature était la seule chose à faire et suffirait peut-être à apaiser le Grand Loup. Une première erreur. Mais j'ai continué : je l'ai aidée dans ses actes contre ma propre communauté, j'ai même dénoncé plusieurs de ses habitants. C'était une bonne chose à faire, non ? Ce n'était pas juste pour ses beaux yeux, des choses mauvaises s'étaient déroulées à Grivaudant et méritaient qu'on intervienne. J'avais bien fait... n'est-ce pas ? J'en étais persuadé en tous cas. Et cette fille, la magnifique Naëlla dont je n'oublierai jamais le prénom, m'avait aidé dans cette tâche. Je souhaitais qu'elle ne m'oublie jamais, je lui offris mon précieux arc à cette fin, comme une promesse de nous revoir un jour.

Je ne l'ai jamais revue, mais je revois parfaitement tous les changements que cette histoire aura apportés. Pas un seul qui ne soit positif... Chaque matin, je me réveillais en sursaut et en sueur en entendant le hurlement d'un loup. Du Loup. Personne ne l'entendait soi-disant, mais il était bien là. Je voyais ses pattes dans la terre meule, ses griffures sur les troncs d'arbre, ses crocs dans les carcasses d'animaux... Il me hantait, pour me punir de mon pêché. De plus, le temps de la Flèche était révolu également. Je n'étais plus rien dans mon village, on me regardait de travers, m'adressait à peine la parole. Mes services n'étaient plus demandés, ma vie plus difficile à gagner. Pouvais-je vraiment leur en vouloir ? J'avais privé d'au moins un membre presque chaque famille de Grivaudant, qui pourrait m'accepter comme ami après ça ? Et le regard accusateur de mon cousin... C'en était trop, plus rien ne me retenait ici.

C'était donc ça ma vie ? Je n'avais rien accompli depuis la Flèche, je n'avais fait que des erreurs. J'en pleurais actuellement sous la pluie torrentielle, à côté de ce cadavre de renard. Ce n'est pas moi qui suis en train de mourir, mais lui. Ca ne m'empêche toutefois pas de repenser à ces évènements marquants de ma vie. Ca allait mieux depuis que j'ai quitté Grivaudant, mais aujourd'hui ils me reviennent particulièrement en mémoire. Peut-être à cause des circonstances qui ravivent des souvenirs en lien ? Cette pluie diluvienne qui me trempe, ce renard aussi roux que ma douce Naëlla, cette flèche plantée dans son petit corps, cette vie innocente gâchée...

Ce n'est pas ma flèche, j'ai trouvé le pauvre animal ainsi, tué sans raison apparente, gratuitement. Mais son destin tragique me perturbe, me fait m'interroger. Ca aurait pu être un loup, ou même n'importe quel autre innocent que la Nature ne voudrait pas voir partir. Si seulement je pouvais y faire quelque chose, me racheter pour mes erreurs passées en évitant à l'avenir de tels évènements dramatiques. Je suis en train de sculpter une petite statue de loup dans du bois, afin de l'enterrer avec le renard. C'est là tout ce que je peux apporter à ce monde ? Je sens ma gorge se nouer face à tant d'impuissance. La sensation en est particulièrement désagréable. Je bois, je vide ma gourde, mais rien n'y fait : la gêne ne part pas. J'ai comme... soif. Très soif. Avec tout ce que je viens de boire ? Je lève la tête, j'ouvre la bouche en grand afin d'y accueillir toute l'eau de pluie que je peux avaler, mais ça non plus ça n'y change rien.

Puis une nouvelle sensation m'alerte et m'inquiète, une nouvelle gêne. Elle est bien plus brève et s'estompe déjà, mais je sens que ce n'est pas normal. Qu'est-ce qui m'arrive ? Je relève mon haut afin de dévoiler mon abdomen, là où j'ai senti l'étrange picotement. Et je la vois alors, proche de mon nombril : une étrange marque bleue. Le temps semble s'arrêter un instant, les émotions défilent à toute vitesse en moi. D'abord l'angoisse, craignant avant tout une punition de la Nature. Puis le doute, alors que des histoires me reviennent en mémoire. Une marque bleue... Bleue comme l'eau, qui me tombe à verse dessus en ce moment-même. Arrive alors l'espoir : pourrait-il s'agir de ces fameuses marques ? Celles octroyées à quelques élus par la Nature elle-même ? Qui offriraient quelques pouvoirs à ceux qui en sont touchés ? Finalement, une grande quiétude m'envahit, accompagnée d'une reconnaissance éternelle : la Nature m'a pardonné et m'offre la capacité d'enfin pouvoir changer les choses. De pouvoir me racheter pour mes fautes et d'oeuvrer en son nom. Et que le Grand Loup m'en soit témoin : cette fois je ne faillirai pas !