A l’ombre des remparts de bois de la Motte-Sünry, le tintement clair des épées s’entrechoquant résonnait dans l’air frais du matin. Des volutes de rosée s’évaporant des bâtiments rendaient l’aube et ses paysages presqu’irréels, mais la beauté et la fraîcheur de l’air matinal étaient troublés par un duel se déroulant en plein soleil levant. Deux jeunes gens s’affrontaient dans la haute-cour du castel en cours d’innovation, s’échangeant des horions avec sinon la finesse de l’expérience, la force de l’âge. Ils entraient dans l’adolescence, et leurs muscles s’affinaient sous cette peau claire dissimulée sous d’épais gambisons. C’est qu’il ne fallait pas se faire trop mal : il ne s’agissait ici guère plus qu’un entraînement.
Pourtant, les coups échangés étaient loin d’être timides. On s’avoinait sévèrement, comme un véritable combat d’honneur. Le juge de la rencontre, debout sur un gros bloc de pierre qui servait à la fortification du donjon en devenir, était le baron Radbod lui-même, raide comme la justice, les poings fermés et les bras croisés sur un buste de taureau. Il avait la mine sévère des vétérans, appuyée d’une grosse cicatrice pour lui donner plus de corps, et l’attitude à la fois crâne et solennelle des conquérants de sa trempe. Ses yeux clairs observaient l’échange de coups en contrebas, et ne semblaient guère satisfaits. Était-ce l’intensité des coups portés, ou le fait que celui qui en prenait plus sur la gueule était son héritier ?
Atto était un jeune homme plein de ressources, et il l’avait prouvé un nombre incalculable de fois à son paternel. L’ennui, c’était qu’il n’était guère aussi bon avec une lame, ou du moins parvenait-il à se débrouiller. C’était loin d’être suffisant pour l’adversaire qu’il avait devant lui : son cousin Eschivard, l’aîné de la sœur du baron Radbod. Une sacrée teigne, qui avait poussé et appris plus vite. Dominant son adversaire d’une bonne tête et le surclassant par des coups inédits, il semblait éprouver grand plaisir à malmener le fils du baron. Ce dernier n’enrageait qu’encore plus, et de ce fait s’exposait plus facilement à des coups de mieux en mieux placés. Il finirait sans doute couvert de bleus, à moins que Radbod n’arrête la rencontre.
C’était ce qu’il s’apprêtait à faire, quand un coup porté par son héritier arrêta son geste. Atto venait de passer la garde d’Eschivard, et menaçait de le submerger et de le faire tomber par de grands coups maladroits. Il faillit bien mordre la poussière, le cousin, mais ce dernier n’était visiblement pas né de la dernière pluie. Reculant prestement, il laissa Atto s’épuiser avant de virer sur la droite en attrapant sa lame, et de s’abaisser juste à temps pour éviter un mauvais coup et crocheter la jambe de son adversaire au niveau du creux du genou. En un tournemain, Atto était à terre, Eschivard debout. Sa lame était posée sur la gorge de son cousin, et une vilaine lueur illuminait le fond de ses orbites. Radbod, alors, tonitrua.
« Cessez le combat ! Eschivard, aide ton cousin à se relever ! »La lueur s’effaça bien vite, et le cousin Eschivard rengaina sa lame pour ensuite présenter son avant-bras à Atto. Ce dernier l’observa d’abord avec dégoût, n’ayant pas manqué cette étrange façon dont il l’avait d’abord regardé. Puis, il lui saisit le bras, mais l’attira avec lui à terre pour tournebouler dans un début de bagarre auquel le cousin se joignit rudement. Comme une parodie de bête à deux dos, les adolescents s’envoyaient à présent des maraves dans les règles de l’art, forçant Radbod à descendre de son bloc de pierre en jurant, et de se précipiter sur la rixe. Il lui fut aisé de séparer les deux garnements, usant de sa force bovine pour les relever et leur asséner à tous deux une calotte virile et dissuasive. Atto, l’arcade sourcilière en sang et la lèvre enflée, pointa un doigt vengeur sur Eschivard.
« Il m’a eu avec un coup déloyal ! »Radbod, toujours aussi pédagogue, renvoya une belle torgnole à l’héritier qui s’en alla valdinguer plus loin, emporté par l’épuisement et le poids du gambeson. Puis le gros buffle lui décocha :
« Des adversaires déloyaux, tu vas en avoir toute ta vie, crois-moi ! Ce sont ceux dont tu dois le plus te méfier, et tu ne pourras pas te plaindre le jour où tu les affronteras ! »Se rembrunissant tout en passant un doigt à sa lèvre, Atto demeura silencieux, tout en lançant des dagues au travers de son duel de regard avec Eschivard. Radbod se rapprocha alors de ce dernier et lui agrippa les épaules comme s’il allait le jeter comme un sac de blé. Puis, approchant son horrible muffle du sien, le baron lui fit sur le ton de la confidence :
« Quant à toi, neveu, ménage mon héritier, par Huvara. S’il lui arrive quelque malheur, crois-moi que ton pairage touchera à sa fin et que je te renverrai à ma sœur le dos brisé. »Eschivard offrit son regard le plus blasé à son oncle, mais se garda bien de s’attirer ses foudres et se plia par un bref signe de tête. Lorsqu’il le lâcha, Radbod se tourna vers son fils, et eut pour dernier conseil :
« Face à un roué, sois plus malin. Use de plus de ruse. Sois impitoyable. Comment crois-tu que ton grand-père et moi ayons conquis ces terres ? C’est à la force des bras que l’on soulève des montagnes. Tu ne pourras pas t’appuyer sur des gens comme ton cousin toute ta vie. Réveille-toi, bon sang ! »
Le baron Radbod, aussi fort qu’un bœuf et aussi têtu qu’une mule, tomba cependant fort malade les années suivant cette rencontre. Il ne s’agissait ni de la Corruption, ni de la Fièvre des Lucioles… C’était un mal sibyllin et insidieux, qui avait pris quatre ans pour l’amener jusqu’en couche. La lente dégradation du paternel avait donné à Atto un plus grand rôle dans l’administration des provinces encore sauvages et indomptées dont il hériterait, visiblement plus tôt que prévu. Eschivard, de son côté, était prêt à être adoubé, le teint frais et l’air crâne des jeunes bacheliers. Atto l’avait détesté au premier regard, et sa haine n’avait fait qu’enfler toutes ces années durant. Gamin, ce cousin de malheur s’amusait à le réveiller en pleine nuit pour lui mettre un doigt mouillé de salive dans l’oreille. Adolescent, il lui avait rudoyé les côtes de coups d’épée dans des entraînements qui ressemblaient plus à des passages à tabac en règle. Et maintenant, adulte, le voici qui paradait comme un paon car il allait gagner ses éperons d’or, tandis qu’Atto devrait encore attendre une bonne année avant de pouvoir les réclamer. Une vie d’injustice et de brimades l’avait rendu aigre et pointilleux.
Ce n’est pas Radbod qui acolla Eschivard par ailleurs, bien qu’il assista à la cérémonie vautré dans une litière, en sa qualité de parrain. C’est l’un des chevaliers de la Conquête, le vieil Herbert Grisgonel qui lui administra la fameuse claque. Atto avait, en secret, réussi à convaincre Grisgonel de mettre un gantelet de fer pour l’occasion, et Eschivard avait pissé le sang par le nez tout le reste de la cérémonie. Vengeance puérile, mais qui avait grandement amusé Atto. Le lendemain, le baron Radbod semblait avoir été trop sollicité, et rendit les clés au chant du coq. Son énorme carcasse amoindrie par des années de sombres maux inconnus des médicastres fut enterrée dans la crypte sous le donjon, au côté de son père Radavard, le premier baron de Sünry, et héros familial. C’était lui qui, avec ses frères et ses fils, avait repris une partie de ces terres à la Sauvagerie et avait été récompensé de ce fief par les Louvière. Atto ne pleura pas son père : trop rustre et trop martial, il n’avait que très peu en commun avec lui, sinon la fierté familiale. En définitive, ce fut Eschivard qui le pleura le plus : car à l’aune de son décès, et de l’ascension d’Atto, il fut brutalement congédié du château.
Réveillé en pleine nuit par quelques sergents, il fut traîné hors la motte castrale pour être juché sur son cheval, alors qu’il était encore en habits de nuit. Ses affaires avaient été réunies sur un âne de bât, conduit par un gamin juché sur un mauvais roncin. Atto avait alors fait les présentations.
« Cousin, je te présente Cocolan, c’est le fils du forgeron. Il sera ton écuyer, maintenant que tu es chevalier. »Eschivard, encore mal réveillé et outré d’avoir été traité de la sorte par des sergents de basse extraction, avait haussé le ton.
« Et que signifie toute cette farce, cousin ? C’est pour les mouilles dans l’oreille quand on avait onze ans ? T’as la dent dure, ma parole... »D’avoir le culot de le dire devant tout le monde, Atto en conçut une profonde colère. Ses mots furent tempérés par sa situation avantagée et dominante, mais on pouvait entendre son ire sourdre sous ce ton froid.
« Je suis ton seigneur, à présent, cousin. Tout comme tu as fait hommage à mon père sur son lit de mort, tu dois me le rendre et me servir. »Un très audible bruit de glaviot heurtant le sol comme une grosse goutte de pluie se fit entendre, puis Eschivard se rengorgea.
« Plutôt embrasser le cul d’un Corrompu. »Le baron nouveau fulminait de l’intérieur. Mais il savait qu’il n’y avait rien à faire avec le bougre, et s’était attendu à un refus. Il lui asséna alors :
« Si tel est ton désir, tu n’as plus rien à faire ici, Eschivard de Maurenard. Je te bannis de la Motte-Sünry. Va, deviens chevalier errant, vends ta lame au plus offrant. Mais sache que si tu reviens ici, tu seras accueilli par des portes closes, et, selon mon humeur, quelques carreaux d’arbalète. »La litanie ordurière lancée par Eschivard après cette sentence d’exil forcé ne prit fin que lorsqu’on le menaça à coups de pique et d’abalestrie afin qu’il vide les lieux en piètre appareil. Atto s’en gaussa fortement, et monta même sur les remparts de bois pour observer la débâcle de son cousin à la brune, alors que la ligne d’horizon se mordorait des premiers rayons d’un soleil à venir. Un vent nouveau soufflait sur le fort, un avènement bienvenu. Atto, premier de son nom, baron de Sünry, avait à présent les coudées franches pour régir son domaine, sans avoir à vriller d’angoisse dans l’ombre de son horrible cousin.
Du moins, c’est ainsi qu’il voyait les choses.
Les premières années de son règne furent particulièrement fastes pour Atto. L’érection du donjon de pierre touchait à sa fin, de nouveaux arpents étaient aménagés pour la culture de l’orge et du seigle, et son mariage avec une certaine Almodie du Clos-Vert lui avait apporté deux fils. Les cas de Corruption, bien que rares, étaient réglés assez brutalement pour éviter aux cas de se répandre, et les foyers de Fièvre des Lucioles semblaient épargner son domaine.
Malheureusement pour lui, un vieux fantôme revint le hanter, le spectre d’une autre époque, d’un autre temps. Un souvenir qui s’amusa à lui redonner de l’urticaire et des nuits blanches : Eschivard de Maurenard, son cousin mal-aimé. Car, en l’absence de véritables divertissements dans les terres à moitié ensauvagées de Sünry, le ragot et les nouvelles étaient la principale source de distraction dans la baronnie. Ainsi remontèrent finalement les exploits, quelques années après leur tenue, du cousin Eschivard et de son écuyer Cocolan. Des exploits d’autant plus insoutenables pour Atto qu’ils s’étaient parfois même déroulés au sein de ses propres terres !
On racontait que cet aventureux avait commencé par courir la campagne en quête de damoiselles en détresse et brigands à détrousser. Pour contrer ces rumeurs, Atto avait préféré répandre un contre spécifiant qu’il préférait trousser les damoiselles en détresse et quêter les brigands pour se les acoquiner. Qu’à cela ne tienne, car d’autres on-dits remontèrent encore à ses oreilles. Là, il brisait sept lances à un tournoi contre un champion avant de le désarçonner, ici il rasait un fortin fait de séditieux, d’hérétiques et de brigands… On lui prêtait même des pouvoirs surnaturels, celui de se fondre dans les ombres, d’être à moitié liche et de tuer d’un regard. En fin de compte, tous ces contes de bonne femme et ces exagérations auraient dû faire rire Atto, s’il n’avait été maladivement jaloux de ce cousin déchu à qui tout réussissait. Il apprit ainsi, par ses propres sources, que c’était quatre et non sept lances qu’il avait brisées sur le champion, et que ce dernier n’était tombé que parce qu’il avait fait lance croisée sur la dernière. Il apprit également que la plupart de ses hauts-faits étaient répandus par l’intermédiaire d’un trouvère qu’il payait de temps en temps pour écrire de jolies chansons sur sa personne, et que la moitié du répertoire était donc exagéré à dessein.
Pourtant, Atto n’en restait pas moins confus et obsédé par toute cette histoire. Il avait laissé filer un bachelier en guenilles de son château, et le voici qui réapparaissait dans sa vie, non pour mendier à son huis, mais pour lui rappeler qu’en dépit de son titre, de sa naissance et de ses richesses, le baron de Sünry restait le jeune garçon brutalisé par son étron de cousin. Il envoya bien deux trois soudards tenter de lui régler son compte en secret, mais il n’entendit plus jamais parler des pauvrets, et ne s’en sentit que plus impuissant encore à faire quoi que ce soit. Pire encore : alors qu’il entamait sa septième année à la tête de la Motte-Sünry, ses deux oncles encore vivants, Radmar et Radgud, trouvaient la mort dans des circonstances dérangeantes impliquant l’incendie d’une tour dans laquelle ils s’étaient réunis. Deux piliers, deux soutiens en moins. Et la légende dorée d’Eschivard, dit le Dogue d’Esterloin, continuait de s’allonger de faits d’armes, de raids, de prises et autres preuves de valeur martiale.
Atto avait atteint la trentaine, mais dans quel piteux appareil ? Plus de cheveux blancs que de cheveux châtains, des cernes à vous tirer les yeux vers le bas, et une attitude efflanquée, maigre à faire peur. Le stress, l’angoisse et les épreuves avaient rongé son corps plus sûrement qu’une mite un manteau. Les causes en étaient diverses et variées : des troubles avaient éclaté au sein de sa baronnie, et il avait dû faire appel à des mercenaires pour grossir les rangs de ses troupes lors des heurts les plus spectaculaires. Parmi ces gens de guerre, le nom d’Eschivard était revenu trop souvent à son goût. Il avait également perdu sa femme, tuée par des brigands sur le chemin entre Sünry et le manoir de Clos-Vert, où se trouvait sa famille. La ruine semblait s’abattre plus encore sur sa maison, lorsqu’il envoya son premier-né en pairie chez un chevalier du nom de Vernon Fitzbertram, de ses bannerets. Un accident, d’après celui-ci. Il serait tombé des remparts de son fortin la nuit en allant se soulager…
Sa maison tombant en miettes, Atto dormait mal et mangeait peu. Il avait semble-t-il perdu goût à tout, et continuait d’écouter les trouvères chanter comment son cousin avait pris tel fortin par surprise, ou volé telle quantité de moutons à un rival… Mi-chevalier mi-brigand, mi-héros mi-méchant, il fascinait autant la bonne société que la petite par sa sulfureuse réputation. Il y avait autant de gens pour dire du mal de lui que pour l’encenser, mais jamais en présence d’Atto. Non, Atto fermait la porte à tous ceux qui osaient se prononcer en faveur d’Eschivard, et ses hommes-liges l’avaient tout de suite bien compris.
Il devint de plus en plus cadavérique en recevant un jour une lettre écrite de la main de son salaud de cousin. Celui-ci avait eu l’outrecuidance de lui écrire pour lui présenter moult condoléances, et signifier qu’il comptait bien venir en la Motte-Sünry se rabibocher avec le baron au nom des morts et de la paix. Atto ne prit même pas la peine de répondre, cependant, le fait qu’il ait dit
compter venir en son castel le rendit plus que de raison paranoïaque. Des tours de garde furent doublés, des guetteurs engagés. Craignant même pour son jeune fils de onze ans, il le fit enfermer à double tour dans le donjon pendant une semaine, avant que toute la maisonnée ne se plaigne de ces comportements abusifs et insensés. Quand bien-même, cela n’endigua pas du tout les craintes et les préventions du baron, qui se mit à faire des rondes par lui-même, et à soupçonner de connivence certains membres de son entourage. Sombrant peu à peu dans une folie lunatique, les membres les plus proches de son entourage se désolidarisèrent de lui…
Cela arriva au pire moment, à vrai dire. Car par une nuit sans lune, au milieu d’une de ses rondes solitaires, la silhouette efflanquée d’Atto s’arrêta sur le chemin de ronde avec une sensation désagréable lui picotant la nuque. C’était une douce nuit d’été, deux jours après la fête des galants, et le château s’était assoupi tout entier à l’ombre des nuages passant au-dessus du donjon, de sa haute et de sa basse cour. Immobile, Atto tentait de se convaincre que ce pressentiment n’était qu’un effet d’imagination, comme tous semblaient s’accorder à croire et n’arrêtaient de lui répéter. Mais là, ici, il sentait que c’était différent. Quelque chose, quelqu’un le fixait. Il en était persuadé, sûr à cent pour cent ! Aussi, il se retourna, et ne vit rien. Pourtant, le bougre n’était guère apaisé. Il reprit sa ronde, avant de sentir à nouveau l’effet persistant de cette petite aiguille lui perçant les cervicales. Il fit mine de rien, avant de se retourner d’un coup, main sur la garde de son épée. Toujours rien. Le vide absolu, à la lueur de quelques torches disséminées sur le chemin de ronde.
C’est en se retournant qu’il le vit, et son cœur manqua un battement. Il était nez à nez avec lui, plus grand, plus barbu, plus vieux, et des yeux brillants et fous : cruels et voués à sa ruine totale. Et pire que tout, il était tout nu ! Atto n’eut aucune chance. A peine avait-il amorcé le réflexe de dégainer sa lame qu’il sombrait dans une inconscience aussi soudaine que brutale.
Il ne se réveilla que bien plus tard, avec la sensation désagréable d’être traîné au sol. Une douleur à la tête rappela à Atto qu’il avait bel et bien été assommé, mais il avait plus mal encore aux bras, qui étaient sollicités plus que de raison pour le traîner à travers un terrain mousseux de forêt. Ses beaux atours de seigneur étaient écorchés, traînés dans la boue, les pierres et l’humus, son corps tout entier roidi par l’épreuve. Il n’eut la force de relever la tête qu’une fois, pour découvrir l’un de ses ravisseurs, qu’il ne reconnut pas. C’était un grand gaillard solide, mais il était trop jeune et trop différent de lui pour être Eschivard. Le second ravisseur resta un mystère pour lui, avant d’être finalement lâché à l’entrée d’une mince clairière.
Le jour se levait à peine, le ciel encore gris de nuit mais se découvrant à la lumière laiteuse d’un soleil encore endormi. Atto ignorait sur quelle distance on l’avait traîné, mais tout son corps n’était que douleur. Ses bras étirés, son corps trimballé, sa tête fracassée… Il roula sur le dos pour découvrir enfin le visage du deuxième malfaiteur, et gémit en le fixant à l’envers. Il était certes habillé cette fois, mais Eschivard était de retour, plus terrible que jamais ! Le grand type était vêtu d’un surcot sur lequel était resserrée une brigandine couleur rouille, qui lui conférait plus une aura de reître que de chevalier. Le pire, c’était son sourire : dévoilant une dentition blanche et bien rangée, elle lui étirait son minois balafré dans une pose à la fois cruelle et moqueuse. Il se foutait littéralement de sa gueule.
« Bonjour, cousin. Ça fait une paye, dis-moi... »La voix était suave et torve, les yeux chafouins. Atto ne savait que répondre, en fait il ne pouvait pas répondre. Son pire cauchemar venait de se réaliser, et la réalité de sa condition lui avait fait perdre tous ses moyens. Aussi, Eschivard continua sur sa lancée.
« Tu as l’air surpris de me voir, tu n’as pas reçu mon pli ? Moi qui me pensais attendu, en fait il n’y avait que toi pour m’accueillir. »Ce ton de conversation, ces manières sans-façon, tout était fait pour décontenancer plus encore Atto, qui restait vautré par terre comme un mort. Les deux gaillards se regardèrent, et d’un air entendu, mirent l’épave baronnale sur pied, mais durent le soutenir pour qu’il ne retombe pas.
« Holà, tout doux, je t’ai connu plus solide sur tes appuis ! Mazette, mire-moi donc cette tronche de vioque, Cocolan ! C’est qu’il a bien pris le double de son âge en moins de vingt ans, le bougre ! »L’écuyer laissa s’échapper un petit ricanement tout en ajoutant.
« Peut-être a-t-il eu quelques remords à nous avoir jeté sur les routes ? »Eschivard secoua la tête en faisant claquer sa langue.
« Je doute. Il se fait plutôt un sang d’encre pour son marmot, m’est avis. »La seule mention de son fils ramena un semblant de combat dans le corps meurtri du baron, qui essaya mollement de se dégager tout en geignant.
« Mon… fils ? »Eschivard agrandit ce sourire qu’il avait si machiavélique.
« Ouiiii, ce bon Radovad, ton dernier petit gars ! C’est marrant quand même qu’il ait le même âge qu’à l’époque où on s’échangeait nos meilleures politesses ! »Avec un ricanement de gamin, Eschivar suçota le bout de son index avant de le planter dans l’oreille d’Atto et de le faire tourner. Le baron se débattit en geignant à nouveau, cette fois avec plus de force, mais il était à la merci des deux combattants exerçant sur lui leurs poignes de fer.
« Qu’avez-vous fait… de lui ? »Son souffle était rauque, pris par la peur et une soudaine colère qui lui redonnait des couleurs. Eschivard le souleva un peu plus comme un sac, et le tourna avec l’aide de Cocolan vers l’intérieur de la clairière.
« T’inquiète donc pas, cousin ! Ton môme, il est juste là ! »Le spectacle qui attendait le baron était des plus singuliers, et l’emplit d’effroi. C’était bien le jeune Radovad, oui. Mais qui étaient tous ces gens autour de lui ? L’enfant était attaché à un poteau au centre de la mince clairière, bâillonné et flanqué d’une ribambelle de personnages encapuchonnés. La tableau était morbide à souhait, et éveilla l’instinct paternel d’Atto qui se débattit avec plus de force. Une claque le remit sur le droit chemin, administrée par Cocolan.
« Gigote pas tant, il est vivant le petit-cousin ! »Puis le visage balafré d’Eschivard s’approcha de celui, fort pâle, d’Atto. Il put sentir une haleine aux relents d’oignons venir lui chatouiller les narines.
« Tu sais combien de temps ça m’a pris, toute cette mise en scène ? Tu ne le devineras jamais. En fait, mieux, tu sais combien de temps ça m’a pris en tout ? Tout ce qui s’est passé, je veux dire. »Le baron semblait perdu dans une conversation qu’il ne comprenait pas. Pourtant, c’était bien à lui que l’on s’adressait.
« Le jour où tu m’as jeté de Sünry comme un malpropre, j’avoue que je l’avais fort mauvaise. J’ai juré sur le Grand Loup que je te ferais payer toute ma déveine au centuple, et j’ai cravaché dans la forêt. Les premières années étaient très frustes, pour Cocolan et moi, pas vrai Cocolan ? »Le gaillard acquiesça d’un hochement qui suggérait une colère rentrée, une violence contenue.
« Entre le froid et la misère, même mon père voulait pas de moi parce que t’avais réussi à lui faire avaler que j’étais responsable de la mort de ton paternel. Quel mensonge de merde quand même. T’as déjà mangé des racines et des baies, dans ta grand’salle avec tes bannerets ? Ou dormi à la belle étoile, derrière tes remparts ? Qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vante, à attraper la crève et la goutte au nez… »Atto voulut parler, mais Cocolan lui passa un bâillon en travers de la gueule, nouant le tout derrière sa nuque en quelques coups secs qui lui comprima le mufle. Il avait les yeux rivés sur la silhouette paniquée de son fils et de ses sombres gardiens.
« Chhht cht cht, j’ai attendu trop longtemps pour que tu me coupes, cousin. Tu vois, j’ai tellement crapahuté de château en château pour me vendre, comme tu l’as si bien dit, que j’ai passé, je pense, des années de ma vie à faire la route. J’ai aussi beaucoup dormi dans la forêt, et dans des endroits sauvages où même toi t’oserais même pas y mettre ne serait-ce qu’un orteil. Des endroits anciens, parfois encore habités, mais pas par des sujets de notre enclave, si tu vois ce que je veux dire... »Il glissa un regard sur les silhouettes noires et marmoréennes flanquant son petit-cousin, et ajouta :
« Enfin, ou pas tout à fait… »Son regard se riva de nouveau sur le baron, une joie sauvage teintant le fond de ses iris de dément.
« La Nature m’a parlé. Elle n’a pas employé des moyens très directs, mais j’ai fait des rencontres et des expériences qui m’ont montré qu’il y avait plus que ce que le clergé voulait bien nous montrer. »Tapotant l’épaule d’Atto, Eschivard se tourna ensuite vers l’assemblée qu’il désigna d’un large mouvement de bras.
« Je te présente Falco, mon maître à penser, et ses adeptes ! »Le dénommé Falco fit un pas, et se fendit d’une légère révérence, son capuchon rabattu cachant jusqu’à l’ombre de l’arête de son nez et de ce fait, lui conférant une allure de grand spectre étriqué.
« Les gens du clergé ont été très vilains avec lui, alors qu’il ne prônait que le juste retour à la Nature ! On l’a banni, lui aussi, et défroqué. Alors on s’est tout de suite entendus. Il avait les moyens de me conférer ma vengeance, et en échange, moi je lui offrirais asile et lieu de culte une fois reprises tes pénates. »Les yeux d’Atto s’écarquillèrent, et Eschivard en conçut une indicible jouissance.
« Ah, tu commences à comprendre maintenant ? Il était temps ! La vie est faite de sacrifices, tu sais. Quand j’ai essayé de retourner nos oncles contre toi et qu’il m’ont dit qu’ils ne se chauffaient pas de ce bois-là, j’ai trouvé très à-propos de leur proposer mon propre brasero pour leur chauffer les panards ! Ta belle Almodie, c’était fastoche, elle voulait tellement revoir sa famille que je l’ai expédiée voir ses ancêtres qu’elle allait chercher sur les routes. Ton fils, je vais te dire, c’était plus difficile. Il a eu un jour le cran de dire qu’il me pissait à la raie, au Vernon Fitzbertram. Faut savoir que l’intriguant m’avait plutôt à la bonne, puisqu’il me l’a fait savoir aussi. Alors pour que la blague soit complète, j’ai quand même attendu qu’il aille se soulager avant de lui rafraîchir la collerette ! Tu vois, toujours faire dans l’à-propos, sinon la vie devient vite morne ! »Les yeux roulant fou, Atto se débattit avec tant de force qu’il parvint à se décrocher de l’emprise de Cocolan pour se jeter sur Eschivard. Ce dernier, comme revoyant une scène d’enfance, n’eut qu’à se déporter sur le côté à la dernière seconde et lui allonger un vilain coup de pied dans la panse, faisant s’effondrer le baron Sünry sur l’herbe du petit pré. Secoué de spasmes presque vomitifs, il n’en menait pas large. Son cousin vint plaquer sa botte sur son dos, et s’accroupit à lui faire craquer un lombaire, le coude posé sur le genou et les mains jointes.
« Mais deux oncles, une femme et un môme, ça ne fait jamais le centuple de ce que tu m’as pris, pas vrai cousin ? Toi tu m’as pris un père, une mère, une vie… jusqu’à ce qui me revenait de droit ! Ton père m’aimait plus que toi, et je suis sûr que s’il avait été moins malade sur la fin, il t’aurait déshérité pour la sombre merde que tu es. Regarde-moi ça : t’es laid à faire peur ! T’as des cheveux de papy, des cernes de mort-vivant, et t’as l’air d’avoir jeûné pendant cinq ans ! Je suis sûr qu’il se retourne dans sa tombe, le Radbod. Alors pour que mon parrain soit en paix et que je remplisse ma promesse, je vais devoir en venir à d’autres extrémités. »Il défourailla un canif, qu’il plaça bien en évidence devant les yeux quasi révulsés d’Atto.
« La Nature donne, mais la Nature prend aussi. C’est ainsi. C’est le cycle de la vie. Y a pas de perte, c’est que du mouvement, et toi, avec ta tronche de radis, t’as l’air de stagner. Je vais donc réimprimer du mouvement dans toute cette carcasse pourrie. Tu vas m’aider à rendre à la Nature ce qu’elle m’a offert, des années auparavant. »Se relevant en imprimant une dernière pression sur le dos du baron, Eschivard prit son canif entre les dents et commença à se déshabiller – encore. Lorsqu’il fut torse nu, le chevalier-brigand se tourna pour qu’Atto puisse contempler avec horreur un dos entièrement tatoué de formes ésotériques, que la lueur blafarde du soleil levant rendait plus sombres encore. Il ne reconnaissait aucun de ces symboles, et il crut même en voir un bouger, mais là encore, ni le clair obscur ni l’imagination n’aidaient. Faisant un tour sur lui-même, Eschivard débraillé reprit son canif, et de l’autre main se saisit des cheveux de son cousin, qui dut se relever dans un grognement se faisant presque supplique tandis qu’il lui tirait la tignasse. Une fois sur ses jambes, il fut presque traîné vers son fils, tandis que s’écartaient presque religieusement les figures noires attroupées autour du poteau central. Aux pieds de Radovad se trouvaient quantité d’autres présents, des victuailles, des fleurs et des bijoux. Quant à Radovad lui-même, il n’était vêtu que d’une simple tunique blanche, et couronné d’un tressage de fleurs et de branches de la forêt.
Mis à genoux de force par Eschivard, ce dernier lâcha la tignasse pour aller se placer en face de son petit-cousin secoué par l’horreur et la peur. Deux des figures encagoulées vinrent tenir Atto pour qu’il ne se relève pas, mais puisse contempler avec impuissance le Dogue d’Esterloin se saisir de la mâchoire inférieure d gamin apeuré.
« C’est fou ce que tu lui ressembles, à ton paternel. Ça rend les choses plus faciles. Sans rancune, petit-cousin. »Il avait murmuré ces dernières paroles à son oreille, tandis qu’il lui tranchait la gorge, comme pour détourner son attention. Tandis que le sang coulait à gros bouillons et qu’une pulsation de l’aorte envoyait plus de vermeil encore sur le corps torse nu d’Eschivard, le soleil creva l’horizon de ses premiers rayons pour venir arroser le spectacle d’un jour neuf. Levant les bras comme un forcené pour embrasser le lever de l’astre diurne, Eschivard hurla alors comme un dément :
« Un donné pour un rendu ! »La formule fut reprise par tous les hommes encapuchonnés, comme une sinistre mélopée suivant l’exultation du sacrifiant. Là, sous les yeux usés de son paternel, Radovad rendit son dernier souffle, et ainsi s’éteignit la lignée d’Atto.
La reprise en mains du domaine de Sünry par Eschivard n’avait pas fait que des heureux. Des nostalgiques d’Atto contestaient bien souvent l’ascension par trop fulgurante du Dogue d’Esterlouin, et ses faits d’armes en tant qu’épée-louée ne le faisaient rayonner que d’un prestige militaire et non nobiliaire. Pourtant, et ce bien qu’il ait acquis sinistre réputation, le nouveau baron de Sünry puisait sa force dans ce pourquoi il était justement récrié : son passé de routier.
Il attirait nombre de chevaliers errants, de sergents sans le sou, d’aventuriers en quête de butin. Car les terres sauvages de Sünry n’étaient pas totalement pacifiées, et que depuis la Motte-Sünry, quantité d’expéditions étaient montées pour aller déloger les brigands des ruines de l’ancien monde, et jouer les éclaireurs sur des terres qui n’avaient pas vu le pied de l’homme depuis des siècles. Fidèle à sa réputation, le baron lui-même prenait parfois la tête de ces raids en territoire hostile, rappelant par la même en chemin à la paysannerie qui était le véritable maître des lieux. Au côté de son Cocolan, adoubé chevalier, il s’était acoquiné avec un nombre incalculable de personnes aux mœurs et origines discutables.
Il avait tout d’abord apporté en son nouveau castel ses nombreux bâtards, dont trois d’entre eux étaient assez grands pour être eux aussi adoubés. Cette turbulente mesnie, aussi sauvage que leur paternel, fit souffler un vent de jeunesse sur la Motte-Sünry. L’arrivée du dénommé Falco comme conseiller du baron fit scandale auprès du prêtre local d’Huvara, car le courant très inspiré d’Eesm que pratiquait le prêtre déchu ne plaisait guère à l’homme de foi, bien qu’il gardait ses rites les plus noirs des yeux de tous ceux qui n’étaient guère initiés.
Sur le soleil d’argent trônant sur champ de sable qui avait le blason de Sünry, Eschivard fit apposer son propre blason : il barra d’une bande d’or ce soleil pâle, et y fit courir trois lévriers rampants, comme un dernier pied-de-nez à son cousin disparu. Il prit pour nom Eschivard de Sünry, délaissant le nom honni de son père qui l’abandonna, et bien qu’il se réconcilia avec sa mère à la mort de celui-ci, il souhaita ne plus jamais entendre le nom de Maurenard.
Ainsi commença le nouveau cycle de sa légende. Car la vie est faite ainsi, de cycles tournant, se rencontrant, se heurtant parfois avec force, et reprenant des années comme des décennies plus tard, ou au travers des existences et des générations postérieures. Ce duel fratricide, scène jouée et rejouée, s’achevait alors pour qu’un autre cycle reprenne, et auquel les oracles de Falco tentaient de donner sens et réponse.
Mais peut-on réellement prédire l’avenir, ou doit-on se laisser porter par sa destinée, dont la fatalité amenait toujours au pis-aller ?