Maximilien d'Altoran

1360

« Huvara vous a béni, Votre Grandeur, annonça le conseiller. Votre épouse vous a donné un fils, comme vous l’espériez. Il se porte à merveille. Il est fort et en santé. Un digne héritier pour Elgenn! »

1375

« Parfois, il est nécessaire de savoir caresser les autres dans le sens du poil, vous savez.

- Mh. »

Le professeur ne sut retenir un long soupir devant la réponse de Maximilien. L’héritier était un élève brillant dans plusieurs matières. Il était aussi plutôt doué aux armes. Par contre, ses habiletés communicationnelles laissaient hautement à désirer.

« Vous devriez prendre exemple sur votre frère, essayer de l’imiter. Henri est un excellent orateur. »

Maximilien regarda le professeur.

« Alors Henri s’occupera de parler, et je m’occuperai de diriger. »

Le professeur se passa une main sur le visage. D’un geste, il indiqua à son élève que la séance était terminée. Maximilien était aussi borné que son père.

Mars 1381

Ce soir-là, la table de la famille d’Altoran était plus festive qu’à l’accoutumée. Le couple comtal célébrait la promesse d’une union entre leur famille et celle des Rouvet. C’était officiellement entendu : Maximilien d’Altoran et Thalie de Rouvet se marieraient au début de l’été.

Installé à côté de sa promise, Maximilien mangeait, comme toujours, en silence. Il avait eu l’occasion d’être seul avec Thalie quelques instants avant le début du repas. Il avait peu parlé, n’ayant pas de don pour la conversation et ne sachant pas réellement quoi dire à une future épouse. Avec un peu plus de temps, il aurait peut-être trouvé. Ils avaient cependant été vite interrompus par leurs parents et l’arrivée du repas. Raté.

Tout au long du dîner, Maximilien observa, écouta. Son frère et ses sœurs entretenaient volontiers la conversation avec Thalie et ses proches. Henri dirigeait les discussions, Astrid posait de bonnes questions et Solveig osait toujours un peu plus de curiosité. Maximilien ne manqua rien des échanges. Devant lui, le portrait de cette future épouse se dessinait lentement. C’était encore une esquisse, mais il pensait pouvoir aimer ces traits.  

Juin 1381

Ils avaient attendu, et attendu, et attendu. Ils avaient cherché le château de fond en comble, en vain. Quand Thalie avait été retrouvée, il était déjà trop tard. Les invités avaient été renvoyés chez eux. La colère du comte d’Altoran s’était abattue sur les Rouvet, qui n’avaient pas d’excuse. Le mariage avait été annulé. Thalie avait fui pendant les préparatifs, laissant en plan les habilleuses, abandonnant Maximilien à l’autel, humiliant la famille comtale.

L’offense était, pour Alexandre d’Altoran, impardonnable. Le comte ne voulut rien entendre des plaidoyers du vicomte de Vichet. La famille de Rouvet n’était plus la bienvenue à Elgenn.

Maximilien ne chercha pas à reparler à Thalie avant son départ. Il masqua son amertume derrière sa dignité. Il avait sincèrement cru à la possibilité d’un avenir heureux entre eux, malgré le caractère forcé de leur union. Lors de leur dernier entretien, il pensait avoir réussi à lui montrer qu’Elgenn avait beaucoup à lui offrir et qu’il n’avait pas l’intention de l’empêcher d’être qui elle voulait être. Il avait même eu l’impression qu’elle l’appréciait un peu. Il s’était trompé sur toute la ligne, et maintenant, tout le duché parlerait de ce mariage désastreux.

1384

Alexandre d’Altoran s’était montré prudent, voire méfiant envers la famille de Rivenoire. Malgré la bonne réputation de ce baron de Degron, il avait exigé plusieurs rencontres avant d’officialiser une quelconque promesse de mariage entre leurs enfants respectifs. Maximilien et Aliénor s’étaient vus à quelques reprises et avaient développé une bonne entente, ce qui avait apaisé Alexandre. La stratégie s’était avérée payante. Il n’y avait eu aucune hésitation le jour du mariage. Maximilien et Aliénor s’étaient dit « oui » avec assez de conviction pour faire oublier aux convives qu’il y avait eu, trois ans auparavant, des épousailles ratées. Alexandre était satisfait. Et lorsque les petits-enfants viendraient, il serait comblé.

Juillet 1391

Le messager entra dans la chambre qu’occupait Maximilien, en visite à Briet. Éreinté et à bout de souffle, il avait la mauvaise mine d’un homme qui avait chevauché sans relâche, la mine d’un homme qui apportait de sombres nouvelles.

« C’est… c’est votre père, articula-t-il péniblement une fois devant Maximilien. Et… et votre sœur, Mademoiselle Solveig. Il y a eu… un incendie sur le chantier naval. Votre père et votre sœur y étaient… Je… Je suis désolé, ils… ils n’ont pas survécu, Votre Grandeur. Votre famille et vos conseillers dem… demandent votre retour. Je suis navré. »

Silence. Très long silence. Une éternité sembla s’écouler pour le messager, qui eut au moins le temps de reprendre son souffle avant d’oser timidement :

« Votre Grandeur?... »

Maximilien se contenta d’acquiescer et de sortir de la pièce. Il n’avait rien à répondre à cette annonce. Aucun mot ne lui ramènerait son père, ne ferait revivre sa sœur. Il était maintenant comte d’Elgenn. Il devait partir.

Novembre 1391

La nuit était bien avancée lorsqu’Henri d’Altoran frappa trois petits coups discrets à la porte du bureau de Maximilien. Il se permit d’entrer avant d’obtenir une réponse, qui ne vint de toute façon pas.

« Tu sais quelle heure il est, Maximilien? demanda-t-il à son frère, qui était en train d’écrire à la lueur vacillante d’une chandelle. L’heure de dormir. »

Maximilien leva à peine les yeux sur Henri.

« J’ai du travail.

- La crise économique sera toujours là demain. Je te promets qu’elle t’attendra. »

Maximilien ignora le commentaire et continua d’écrire. Il n’avait aucune envie de débattre avec Henri, qui revenait sans doute de la taverne ou du bordel, ou des deux. Il avait des missives à écrire et des plans à peaufiner. Elgenn avait beaucoup perdu dans l’incendie. Le chantier naval était pratiquement inutilisable. Des bâtiments s’étaient effondrés, des navires avaient succombé aux flammes. Les accords commerciaux entre Elgenn et d’autres domaines étaient en péril, et les coupables de l’incendie n’avaient pas été retrouvés. Au cours des derniers mois, chaque journée apportait un nouveau problème. Henri ne semblait pas comprendre l’urgence de la situation. Rien de nouveau.

« Va dormir, dit Maximilien en constatant que son cadet ne partait pas. Et prends un bain avant de rejoindre la couche de ta femme. »

1393

« J’aime cet air. »

Maximilien pivota en entendant la voix de son épouse. Il allait lui reprocher de s’être aventurée jusqu’au chantier dans sa condition, mais il renonça en la voyant si radieuse - et accompagnée de gardes.

« C’est l’air que tu as quand tout va bien, précisa-t-elle en s’approchant, une main contre son ventre bien rond.

- Tout va bien, confirma-t-il. Le premier navire du nouveau chantier est revenu à bon port. Les prochains devraient être prêts d’ici quelques mois. Les choses avancent. »

Aliénor acquiesça et sourit. Elle détailla un instant le visage de cet homme qu’elle avait épousé il y avait presque dix ans. Où le temps avait-il filé ainsi?

« Il aurait été fier de ce que tu as accompli, Maximilien. J’espère que tu le sais. »

Maximilien jeta un coup d'œil à son épouse, puis reporta son attention sur l’horizon. Elgenn semblait renaître de ses cendres, mais quelque chose lui disait que l’avenir lui réservait d’autres feux à éteindre.